Il n'est guère dans mes habitudes de publier des récits détaillés de
course : si je fais une exception pour le Pilier Bonatti, c'est parce
que cette voie fut presque entièrement détruite par le grand éboulement
des Drus, le 29 Juin 2005, et qu'elle ne subsiste plus qu'à l'état de
mythe - qu'on peut espérer éternel - de l'alpinisme.
De plus, une rapide recherche sur internet m'a restitué bien peu d'informations et encore moins de photos concernant cette voie, pourtant classique en son
temps.
Ayant eu le bonheur, avec mon ami et compagnon de cordée
Hervé Sergeraert (seul personnage présent sur mes photos, à une
exception près - Ricky, leader d'une cordée qui nous suit de près), de
parcourir
cette voie, je me devais de publier mes clichés, fut-ce bien des années
plus tard : les voici, joints au récit qui les accompagne.
En cet été 1991, le petit refuge de la Charpoua était en permanence empli de cordées partant au Pilier Bonatti - la course, quoique classique, n'était pourtant pas réputée facile, mais sa renommée avait depuis longtemps dépassé les frontières, et les discussions à la Charpoua se déroulaient en de nombreuses langues.
Laurence, la gardienne d'alors, avait à coeur de s'assurer à la fois du confort et de la sécurité de "ses" cordées : non contente de mitonner de bons petits plats, elle passait la journée à scruter le pilier à la jumelle, prête à toute éventualité. Sa connaissance de l'alpinisme et du terrain aura sauvé bien des cordées en perdition.
Le réveil, à la Charpoua, sonnait immuablement à 3 heures du matin, mais la nuit était souvent rythmée par le retour d'alpinistes sortis du pilier au crépuscule, et revenant à point d'heure. Ajoutons-y l'excitation et l'angoisse de la course : on n'y dormait guère plus d'une heure ou deux.
Après un petit-déjeuner copieux et souvent silencieux, il n'était pas rare de voir trois ou quatre cordées rejoindre le glacier à la lueur des frontales, puis de là, en deux heures, les Flammes de Pierre, départ des rappels vers le grand couloir.
Les rappels, inquiétants, se déroulaient le long de dalles criblées d'impacts, à une heure où le gel figeait encore les blocs du couloir; ici, il ne faisait pas bon traîner : les premiers rayons touchant son sommet, nous traverserons le couloir sous une pluie incessante de blocs, parvenant saufs mais terrifiés au départ du pilier, sans autre issue envisageable que la sortie par le haut malgré les outrages subis par notre corde.
Des histoires terrifiantes et parfois dramatiques, concernant ce couloir, émaillent la plupart des récits d'escalade aux Drus : je n'y vois aujourd'hui plus aucune exagération !
L'escalade, a contrario, se déroulera sans encombre, dans un rocher très sûr, par de magnifiques dièdres et fissures souvent raides et athlétiques, mais toujours francs, et sur un itinéraire d'une grande élégance.
Derrière nous, une cordée insuffisamment pourvue en coinceurs nous sera bien reconnaissante d'en laisser traîner quelques uns, à dessein, dans certains passages clés. Un peu plus bas, deux anglais au niveau d'escalade limité mais au courage indiscutable essuieront plusieurs chutes en tête de cordée sans que leur motivation ne semble entamée !
Les fameuses dalles jaunes, sous les surplombs du haut, seront à la hauteur de leur réputation. L'ambiance très aérienne y était extraordinaire, et l'escalade aussi grandiose que les récits et photos de l'époque le laissaient supposer.
Nous grimpons assez vite, mais pas suffisamment pour sortir dans la journée : lorsque je sors, vers 19h, de la fissure des Autrichiens, le bivouac est inévitable. Nous gravissons rapidement, à corde tendue, quelques longueurs plus faciles dans la lumière déclinante. Vers 21h, parvenus sur une large vire, nous décrétons le bivouac.
A ce stade, nous sommes certains de sortir demain : la nuit sera tout de même inconfortable, car nous ne disposons que d'une simple fourrure polaire, et n'avons emporté, outre une nourriture frugale, qu'un litre d'eau par personne. Un peu juste à quelques 3500 m d'altitude, mais dans la lignée de l'esprit alpin alors en vogue depuis les années 80 : nous attendrons le jour en grelottant, les pieds dans le sac.
Une longueur plus bas, l'autre cordée, quoique mieux équipée, devra se contenter d'une vire déversée. Les anglais, quant à eux, passeront la nuit au relais, ne disposant que d'une petite marche pour s'asseoir...
Le jour venu, nous paressons jusqu'aux premiers rayons du soleil, avant de gravir rapidement les deux longueurs qui nous séparent de l'épaule du Dru, terme du pilier Bonatti. Chapeau bas, Maître Walter !
Le retour se fera sans encombre, en six heures, par un mélange de rappels et de désescalade, dans un rocher plutôt sûr. Les deux cordées nous suivent, et les anglais devisent gaiement, visiblement peu affectés par leur bivouac pourtant rude.
Retour aux Flammes de Pierre pour reprendre chaussures et crampons laissés là hier matin, et nous rejoignons la Charpoua, fourbus, en début d'après-midi.
Nous remercions chaleureusement Laurence, et c'est la molle descente vers la Mer de Glace... qui se terminera au pas de charge pour ne pas manquer le dernier train du Montenvers : brusque retour au monde civilisé !
La Mer de Glace, en descendant du Montenvers | En traversant la Mer de Glace, direction la Charpoua | Les Drus. A droite, le Pilier Bonatti. |
Dièdre dans la première partie du Pilier. | Déjà un bon tiers de fait ! | La structure du pilier (partie haute) |
Ambiance himalayenne, dans le 2ème tiers de l'ascension | De la belle escalade franche et athlétique ! | Les dalles jaunes, en haut du pilier : Comme dans les vieux bouquins de montagne ! |
La Fissure des Autrichiens | Retour vers la Mer de Glace, vue sur les Aiguilles. | Et voilà, on rentre à la maison ! |