"Le modèle d'abonnement est une tendance nécessaire pour ceux qui déploient de l'open-source", selon Simon Phipps.
Août 2004.
Traduction libre d'un article en anglais de Simon Phipps, par Pierre-Yves Gibello. Article d'origine ici / Original article here.
Un invité posa une question qui revient souvent; 'Sun fournit tellement de code source à l'open-source (annonces récentes : Projet Looking Glass [en anglais] et Solaris), comment pourrez-vous un jour rentabiliser ces donations - comment pouvez-vous gagner de l'argent si vous continuez à donner tout ça ?' C'est une bonne question. A son origine, on trouve une conception erronnée de la nature du logiciel open-source, et une fois que ceci est mis au jour tout se met en place plus facilement. Le paradoxe - faire du profit à partir de ce qui est donné - se retrouve en fait dans les activités quotidiennes de nombre d'entre nous, dans un autre domaine.
La meilleure définition du développement de logiciel open-source est sans doute celle établie par le Professeur Yochai Benkler [en anglais] - "la production de (biens) communs par des pairs". Le développement open-source utilise un capital de logiciel détenu en commun par une "communauté" - appelé 'communs' par le Professeur Lawrence Lessig - qui est amélioré et étendu au fil du temps. La communauté fait intéragir toutes sortes d'experts, chacun ayant un statut qui reflète ses compétences - l'âge, les réalisations précédentes, l'employeur ou tout facteur externe comme la race ou les opinions politiques ne devant pas avoir d'influence. La communauté se focalise sur la production de logiciel - "le code parle, parler ne produit pas de code".
Chaque aspect du processus a alors son catalyseur :
L'aspect collaboratif de la communauté est catalysé par son modèle de gouvernance. Ce point souvent sous-évalué est aussi important que la licence. Une bonne gouvernance fera par exemple que le pouvoir de modifier durablement le contenu des communs (le pouvoir de 'soumettre' des modifications, exercé par un 'rédacteur' ('committer')) sera détenu par ceux que la communauté respecte comme étant les plus qualifiés.
La qualité repose donc sur la gouvernance. Bill Joy a justement remarqué que personne ne peut embaucher tous les gens subtils; le développement open-source les regroupe et reconnait les plus subtils comme 'rédacteurs'. La qualité d'un bon logiciel open-source n'est pas fonction du nombre de gens impliqués, mais du fait que les meilleurs d'entre eux ont les clés des communs.
Cela vaut la peine de remarquer que l'objectif d'une communauté open-source est le développement - aucune des libertés dont a besoin un déployeur de logiciel (comme la compatibilité stricte avec des standards externes, essentielle pour préserver la liberté de changer de solution logicielle) n'est un objectif explicite. Ce n'était pas un problème aussi longtemps que le logiciel open-source était chasse gardée de développeurs qui étaient aussi déployeurs, mais à mesure qu'il devient plus largement utilisé par des déployeurs non impliqués dans le développement, la nécessité de fournir aux déployeurs les libertés dont ils ont besoin augmente.
De quelles libertés les déployeurs ont-ils besoin ? Elles sont, de fait, assez classiques :
Le logiciel provenant d'une communauté open-source peut répondre ou ne pas répondre à ces besoins. Pour de nombreuses sociétés, il y a eu un rush initial basé sur les compétences d'employés visionnaires capables d'intégrer du logiciel gratuit provenant de l'open-source, mais les DSI prennent conscience progressivement que ce schéma ne leur garantit pas toutes les libertés dont ils ont besoin dans une optique de business à long terme. Ils se tournent vers des fournisseurs commerciaux qui agissent comme leurs intermédiaires vis-à-vis des communautés open-source - "ils rejoignent la communauté, ainsi nous n'avons pas besoin de le faire nous-mêmes."
Le modèle que Sun développe pour que ses clients retirent les bénéfices qu'ils attendent de l'open-source est bien illustré par le Java Desktop System [en anglais] (JDS) de Sun. Le JDS se compose de nombreux éléments logiciels provenant d'un large ensemble de communautés open-source. Pour comprendre ce qui se passe, jetons un oeil à un autre type d'industrie, la presse.
Les journaux n'ont pas été tués par Internet (du moins, pas encore !), pour la raison suivante : lorsqu'on achète un journal, on n'achète pas les informations. De nos jours les informations sont gratuites - il suffit de se connecter et de lire les fils de presse d'organisations comme Reuters ou Associated Press, ou les informations fournies par une organisation comme la BBC. Quand j'achète un journal comme 'USA Today' ou 'The Independent', j'achète en fait un style éditorial. Le rédacteur en chef du journal définit les orientations, suite à quoi les journalistes et autre personnel sélectionnent et reformulent les informations, les positionnent dans la publication et en arrangent la disposition afin de cadrer avec la ligne éditoriale. Si je vais lire les informations en ligne, je dois faire le travail de sélection et de filtrage, et je risque de n'être pas toujours conscient des biais de la source que j'utilise. Pour obtenir un agrégat des informations que je veux dans un style qui m'est utile et avec des biais que je comprends, je m'abonne à un journal.
Le JDS est comme çà. Presque tous les éléments qui le composent - le navigateur Mozilla, l'agenda et client de mail Evolution, la suite de production de documents StarOffice, le système d'exploitation GNU/Linux sur lequel ils s'appuient, l'environnement de travail Gnome qu'ils utilisent, et bien d'autres choses encore - proviennent de communautés open-source. Vous pourriez aller chercher toutes ces choses par vous-même - elles sont disponibles gratuitement. Mais vous devrez alors les intégrer et en faire le support vous-même, ainsi qu'assumer toute responsabilité liée aux riques de leur utilisation.
Au lieu de quoi, Sun agit comme le rédacteur en chef de la 'publication' JDS. Des employés choisissent les composants logiciels à inclure ou à exclure, travaillent à les intégrer, contribuent à chacune des communautés open-source pour les rendre plus compatibles et plus complets. Sun package et livre la publication finale, propose du support et des mises à jour, corrige les problèmes de sécurité, assume des responsabilités financières, et rejoint en général les communautés afin que vous n'ayez pas besoin de le faire vous-même.
Vous n'achetez pas le logiciel à Sun - au lieu de quoi vous vous abonnez à une vision éditoriale. La vision éditoriale de Sun consiste à fournir des fonctions de haut niveau, de la facilité d'utilisation, de la compatibilité en termes de formats de données et d'échanges réseau, un coût de migration faible, la réutilisation de hardware existant, une échappatoire aux virus et autres risques de sécurité sous Windows, et un effort minimal d'adaptation. Si cette approche éditoriale correspond à vos besoins métier, vous abonner sera pour vous un bon choix.
Pour pousser plus loin l'analogie, vous ne faites pas que vous abonner à une publication dont les pages sont fermement agrafées entre deux couvertures. Le JDS ressemble plus à une publication fournie sous forme de feuilles perforées dans un classeur. Vous êtes libre d'insérer des pages supplémentaires - ajouter du logiciel comme Wine pour faire tourner des applications Windows, par exemple. Vous êtes libre de supprimer les pages dont vous n'avez pas besoin. Vous êtes libre de remplacer celles à propos desquelles vous avez d'autres préférences (peut-être préférez-vous utiliser le nouveau navigateur Firefox ?)
Peut-être les raisons de Sun de donner du logiciel aux communautés open-source sont-elles plus claires maintenant. Ce n'est pas une question de 'faire des dons'. Il s'agit plutôt de rejoindre les autres gens subtils et de contribuer aux biens communs de nombreuses communautés, afin de créer et améliorer l'ensemble de logiciels à partir desquels sont dérivées des 'publications' comme le JDS. Sun a toujours pensé que le succès commercial ne vient pas de l'élimination des concurrents ni du fait de toujours 'arriver le premier', mais de la création de places de marché au sein desquelles Sun et d'autres peuvent réussir - "la marée quand elle monte soulève tous les bateaux."
Il y aura d'autres 'publications' que vous pourriez choisir - vous pourriez même assembler la votre si vous le vouliez. Mais un style éditorial adapté associé à un prix d'abonnement adapté permettront à Sun de rentabiliser son investissement logiciel plus efficacement que toutes les ventes fermées de produits sous cellophane, dans la société nouvelle et massivement connectée qui est la notre.
Simon Phipps, actuellement porte-parole technologique en chef ('chief technology evangelist') de Sun Microsystems, intervient fréquemment dans des conférences industrielles à propos des tendances et du futur technologiques. Auparavant, il était impliqué dans la normalisation ISO/OSI dans les années 1980, dans les premiers logiciels de conférence collaborative au début des années 1990, et dans l'introduction de Java et XML chez IBM. (plus d'information [en anglais]).